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les éditions l'oeil d'or

Petite mécanique de James Ellroy - Collectif - essais & entretiens
CHAPITRE 1 : Le Clown noir - Entretien avec James Ellroy
James EllroyL’auteur, le professeur, l’assistant, le traducteur et le public

Le professeur : L’assassinat de votre mère a eu lieu en juin 1958. L’action de vos romans se déroule des années cinquante aux années soixante : s’agit-il là d’une correspondance d’ordre autobiographique ? Voulez-vous, en somme, décrire le climat de votre enfance ?

Pas précisément. Positionner mes récits dans ces années-là leur donne une puissance dramatique qu’ils ne posséderaient pas si je les situais à notre époque. Aujourd’hui, nous avons des accros au crack de trois ans qui se shootent au coin des rues de l’Amérique. Nous sommes riches de renifleurs de culottes, de maquereaux et de petits loubards. Tout cela est par trop visible, par trop exposé. Isoler des chaînes de circonstances et d’événements violents dans une autre époque, époque perçue comme plus douce, donne au récit une plus grande validité dramatique et une véritable puissance narrative.

De plus, je pense qu’une importante part de ma popularité en France vient d’une très vieille tradition française d’amour et de respect pour le roman noir. Amour soutenu par votre passion pour le cinéma noir. Or, le territoire cinématographique du film noir, c’est Los Angeles, parce qu’en raison de l’importance des studios cinématographiques qui y étaient implantés, c’est là que le prix de revient des films noirs était le plus bas. De par votre connaissance de ce cinéma, vous possédez un sous-texte que vous rajoutez à votre passion du roman. Mes propres textes, tous situés à Los Angeles, s’inscrivent directement dans cette culture. Il ne s’agit plus alors de décrire mon enfance mais de saisir une ambiance qui se doit de nous rappeler quelque chose. Cette chose qui justement est source de ce type de beauté cinématographique.

Le professeur : Dans Ma part d’ombre, parlant de votre adolescence torturée, vous écrivez : "Il me manquait la présence de l’acteur sur scène et la maîtrise de mes effets. Je ne réussissais à être qu’un clown désespéré."

Oui. Je ne suis capable de jouer qu’un seul rôle, celui de James Ellroy. Mon seul regret est d’être un homme et non un chien. Pourtant, je sais que je suis aussi un chien car je ne connais que cinq ou six choses, car je n’aime que cinq ou six choses, mais avec ténacité. Au début de mon adolescence, j’ai pris conscience de ce qui m’intéressait. La littérature du crime, les films noirs, la musique classique, les femmes, les chiens, les voitures de sport et l’histoire des États-Unis. Ce n’est pas un hasard si mes livres reflètent ces obsessions. Quand j’étais môme, j’étais un connard complet doublé d’un profond exhibitionniste qui ne faisait rien de bon. Maintenant, je travaille très dur, je m’oblige à conserver ma concentration. Aussi, de temps en temps, le chien qui est en moi tire sur sa laisse et il faut que je m’en aille dans des pays étrangers afin de m’autoriser à faire mon numéro. Et c’est un putain de pied fantastique. Le gamin désespéré clownesque de 1961 est maintenant Didier le chien américain, le chien savant du roman noir qui arrive ici et qui obtient de tels entretiens. Quant au désespoir de l’ancien clown, il n’a plus lieu d’être. Même si je pense que ce livre exprime une vue très obsessionnelle et très égo-maniaque du monde… Je crois que ce que j’aimerais apprendre, maintenant, grâce aux livres, c’est à mourir.

Le professeur : Vous avez traversé des moments très durs : amphétamines, alcool, coma. Vous écrivez : “J’ai fait un pacte avec Dieu, si je m’en sors, j’arrête toutes ces conneries.” J’ai l’impression que Dieu, ici, c’est la littérature. Vous écrivez à ce moment-là : “La violence de mes pulsions obsessionnelles a failli me tuer. La rage de vouloir transformer mes obsessions en quelque chose de bon et d’utile m’a sauvé. J’ai survécu à la malédiction et le cadeau a pris sa forme ultime et définitive dans le langage.”

C’est le point clef de Ma part d’ombre. Si je suis assis ici c’est que je ne suis pas dans un caniveau en train de me shooter.