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Les Tombeaux de Josef Nadj de Myriam Blœdé - essais & entretiens
INTRODUCTION

josef nadj myriam bloedeLorsque Josef Nadj dit son admiration pour le peintre Alexandre Hollan, il la met aussitôt en relation avec ce qui, chez celui-ci, relève d’une sorte d’ascèse : la concentration sur deux motifs et deux motifs seulement. L’été, c’est l’arbre, qui relève selon lui de « l’invisible ». L’hiver, ce sont des fruits, des récipients « qui ont une forme » et qui « m’accueillent toujours avec la même apparence » – autrement dit, des vies silencieuses, traduction littérale de l’expression qui, en hongrois, signifie « nature morte ».

Nadj a ceci de commun avec Hollan qu’il travaille lui aussi sur le motif ou plutôt sur une somme non finie de motifs, une matière dont les éléments sont toujours les mêmes et reviennent constamment, d’une pièce à l’autre. « Je ne sais pas, dit-il, combien de motifs on a le droit d’aborder avant de passer au suivant, sans creuser davantage. Ni le temps nécessaire pour effectuer cette traversée d’une manière satisfaisante. »
Pour ses pièces donc, comme pour ses dessins, ses photographies, ses installations, il puise dans cette réserve, « fait revivre » certains éléments, les décline et les compose autrement, avec d’autres, pour « voir ce qui se produit » alors.
S’il se prête au jeu des questions, Nadj esquive le piège de l’explication, l’univocité – ce que Heiner Müller, je crois, désignait comme la prison de la signification. Il a beau procéder par apposition, accumulation, empilement ou combinaison de matériaux, références, signes et symboles hautement chargés pour lui, Nadj sait bien que le sens lui échappe. Peut-être est-ce même là tout l’enjeu des manipulations auxquelles il se livre et dont il ne serait que le médiateur, l’agent « innocent ». Libre circulation, incessant va-et-vient d’une langue, d’un territoire à l’autre, spéculation sur les systèmes d’équivalence, sans compter la métamorphose. Aller, aller jusqu’à se perdre. Aller dans l’espoir de se retrouver. Ailleurs.
Alors, quand il se prête au jeu des questions, Josef Nadj raconte des histoires. Ni plus, ni moins que lorsqu’il dessine, photographie, danse ou chorégraphie. (Et même s’il n’aime guère l’idée d’un quelconque récit donné à lire dans ses pièces.) À cela près qu’il les raconte en mots plutôt que de les tracer dans l’espace ou sur la page. Histoires édifiantes. En fragments. Allégories ou métaphores ouvertes, suspendues, à saisir. Histoires qui l’édifient, littéralement, et qui sont, à leur tour, traversées par les mêmes motifs.
Nadj ne cesse d’explorer son enfance, il en est l’arpenteur inlassable, elle est le noyau où s’enracinent justement la plupart de ses motifs. Pourtant, au-delà de sa terre natale, le monde est son territoire. Et l’homme est le centre de son questionnement. En ce sens, que son œuvre ait partie liée avec la mort, la disparition, et avec le cycle de la vie est une évidence – qu’il revendique d’ailleurs. C’est aussi pourquoi nombre de ses motifs se confondent avec des figures, identifiées parfois à des personnages ou à des personnalités, souvent à des personnes, êtres proches, entr’aperçus, réels ou imaginés, qu’à sa manière il côtoye et qui en permanence l’escortent.
Mais il me semble que si la mort est omniprésente dans son univers, s’il en accueille le principe, s’il l’attend, Josef Nadj est encore, comme on l’a dit d’Elias Canetti, un « ennemi de la mort ». C’est là qu’intervient chez lui la dédicace, le « tombeau », comme mode de pérennisation ou plutôt d’inscription, de réinscription de son destinataire dans le présent.
Pour conclure Le Monde et le Pantalon, premier texte critique consacré à la peinture de Bram et de Geer van Velde, Samuel Beckett écrivait : « Car on ne fait que commencer à déconner sur les frères van Velde. J’ouvre la série. C’est un honneur. » Formule éclairante, qui m’a accompagnée pendant l’écriture de ce livre.
J’ai voulu restituer ici quelques-unes des histoires de Josef Nadj, éviter la chronologie et l’analyse systématique, autonome et détaillée des pièces pour faire apparaître la cohérence de l’œuvre scénique et plastique. Inviter à une traversée de son univers, en suivant le fil des motifs et surtout des figures, réelles et fictives, obscures ou célèbres, mortes ou vivantes, animées ou inanimées qui le « hantent positivement » et l’orientent comme autant de repères – visibles, lisibles ou discrets.
À titre de défi formel, purement arbitraire, je me suis référée au jeu d’échecs dont Nadj est un adepte, c’est-à-dire aux 64 cases de l’échiquier : j’ai isolé 63 figures ou motifs. 63 et non 64, pour ménager une ouverture, un espace vide.