Ceci
n’est pas une nouvelle, pas davantage un roman court. Le récit
que nous donne Alain Bellet est une sorte de poème haletant où
reviennent sans fin les litanies d’un passé non aboli, afin
d’exorciser un fait divers douloureux, poignant, lancinant. Mais
peut-on apaiser cette douleur faite chair, panser cette vieille meurtrissure
? Une lutte s’engage entre le narrateur et l’homme de chair
et d’os.
Le narrateur (l’homme) écrit, décrit un événement
qu’il n’a pas vécu, Lui aussi est à la recherche
d’un passé révolu dont la brûlure persiste.
Le temps de l’écriture, il emploie une langue parlée,
souvent théâtrale (un metteur en scène sera tôt
ou tard séduit par ce texte) où les tournures langagières
de notre quotidien s’imposent. Langue éclaboussante de spontanéité,
tenant à la fois du journal intime et du journalisme.
Répétitions,
scansions phoniques harcèlent la mémoire et parfois l’inconscient.
L’auteur manifeste une diversité verbale qui nous installe
dans les remous de la vie courante. Cette agilité de parole, pour
qui connaît Alain Bellet, n’étonne guère. Il
la manifeste constamment et ses familiers retrouveront ici son phrasé,
qu’il ponctue d’incessants mégots agités au
rythme d’essuie-glaces. Gestes d’un homme tendu, nerveux,
ardent que tempère parfois un arrière-fond de tendresse.
C’est ainsi qu’il m’apparut, un jour d’été,
à Bonaguil (château des mots et des rencontres) où
les vies peuvent basculer et s’accorder à d’autres
vies cheminant vers l’apprivoisante amitié.
L’homme interroge. Praticien du cœur, il se veut chroniqueur
d’une double mort annoncée. Il intervient dans le récit,
avec une voix « off » qui nous rappelle le langage cinématographique.
Cela donne un beau récit, sous-tendu par une indéfinissable
et incessante interrogation, récit d’une certitude habitée
par le doute.
L’auteur nous replonge dans l’atmosphère pesante des
années noires de l’Occupation. Occupation des cœurs,
aussi, et noirceur de la vie quotidienne.
Sans tomber dans un misérabilisme outrancier, il nous donne à
voir toute l’humilité du petit peuple. La condition ouvrière
d’avant-guerre s’y révèle en filigrane. C’est
aussi le milieu de ses protagonistes et peut-être le troisième
personnage d’un récit qui témoigne des malheurs du
temps et de la vie quotidienne des petites gens, et se situe à
des années-lumière de la langue pasteurisée des élites
dirigeantes.
Se comportant à la manière d’une caméra subjective,
il sonde les reins et les cœurs de ses deux héros. Le dénouement,
pressenti dès le début, ôte au lecteur tout mouvement
ordinaire d’intrigue, tout suspense, mais le livre pantelant à
la fascination qu’exerce cette chronique dédiée aux
amants éternels. L’Histoire chemine aux côtés
du narrateur avec un type d’écriture-vérité
qui est celui-là même que traque La Barbacane depuis toujours.
D’emblée, le langage décapant et sulfureux de l’auteur
de Jeanne et André m’a accroché et mobilisé.
L’avant-dernière phrase du récit éclaire soudain
tout le texte comme l’orage illumine d’un seul coup les ténèbres
: « L’homme du récit se démasque, revendique
une filiation avouée… » Ici, commence le territoire
de l’homme Alain Bellet.